L’avantage indéniable que j’avais avec les X-Men (…) c’est que personne n’avait jamais fait ça auparavant. Personne n’avait jamais repris un concept pour lui donner un nouveau départ. Ce n’était pas comme si on reprenait Superman avec ses 30 ans d’histoire. Ce n’était même pas comme si on reprenait les Quatre fantastiques, avec leurs 10 ans. Uncanny X-Men ne comptait qu’une soixantaine d’épisodes (…) et, en vérité, seuls les premiers épisodes de Stan [Lee] et Jack [Kirby] et ceux de Roy Thomas et Neal Adams formaient la base de ce qu’était l’équipe. Tout le reste était de bien moindre qualité. (…) Quand Len [Wein] est passé à autre chose et m’a confié la série, nous travaillions sur des personnages que personne n’avait jamais touchés.
Chris Claremont, interviewé par NPR, mars 2013
Certaines personnes savent être au bon endroit au bon moment. Chris Claremont raconte que lorsqu’il a commencé sa carrière d’assistant à temps partiel chez Marvel, il n’était présent à la Maison des idées que les jours où il n’y avait rien à faire. Quand ses employeurs s’en sont aperçus, ça lui a valu, non pas d’être licencié, mais d’être embauché à plein temps. Quelques années après, le rédacteur en chef Len Wein, qui venait de revamper l’équipe des X-Men avec le fameux Giant Size #1 (1975), lui confiait les débuts de la série régulière en se disant que, vu les ventes modestes de ce titre en perdition, il n’y avait pas grand risque.
Boum, moment historique!
En vérité, les événements ont été plus progressifs, mais, entre 1975 et 1991, Claremont a été aux commandes de la série Uncanny X-Men, qu’il a menée de main de maître jusqu’au succès qu’on lui connaît. C’est lui qui a tout inventé… ou presque. En tout cas il a su redonner vie à des personnages qui étaient bloqués sur la voie de garage (Jean Grey, Cyclope) ou dont l’avenir n’avait rien de certain (Wolverine). Entre temps, il a écrit des sagas qui ont marqué l’histoire des comics. Dark Phoenix est de loin la plus retentissante, mais on peut noter aussi Days of Future Past, Mutant Massacre, Fall of the Mutants et Inferno. C’est lui qui a donné sa profondeur au personnage de Magneto, et rendu Wolverine incontournable. Bref, même si son temps sur la série est bien révolu, le plus souvent, quand on parle d’auteur pour les X-Men, on parle de Chris Claremont.
Chez Marvel, il a également pris en main le destin de quelques autres séries, comme Iron Fist ou Ms Marvel, insérant une sorte de continuité personnelle dans la continuité globale de la Terre 616. L’exemple le plus frappant de cette continuité, c’est Avengers Annual #10 (1981). Dans cet épisode des Vengeurs, Claremont sème toutes les graines de ce qui allait devenir des éléments classiques des X-Men. C’est la première apparition de Rogue (Malicia) — elle rejoindra l’équipe dans Uncanny X-Men #171, presque deux ans plus tard. C’est aussi la première apparition de Madelyne Pryor, alors petite fille dans une scène anodine, qui s’avérera être le sosie (adulte), puis le clone, de Jean Grey dans l’épisode 168. Ces détails, insérés au gré d’un épisode et développés bien plus tard dans la série, sont une de ses images de marque.
Madelyne Pryor est aussi l’exemple type de ce qui a toujours contrarié Claremont dans les univers partagés. Dans ce mode de publication, le destin des personnages appartient à l’entreprise et dépend de personnes qui ont plus de pouvoir qu’un ‘simple’ scénariste. Faire apparaître un sosie de Jean Grey, après sa mort dans la saga Dark Phoenix, permettait de relancer l’intrigue. Claremont n’a jamais eu l’intention de ressusciter Jean. Son projet à long terme était de narrer les aventures de héros qui évoluaient, vieillissaient et finissaient par être remplacés par leur descendance. La mort d’un personnage était aussi permanente dans son univers que dans le nôtre. L’arrivée de Madelyne, basée sur le fait que tout le monde a un double parfait quelque part dans le monde, accentuait l’aspect dramatique du deuil. Mais dans la logique éditoriale de Marvel, les choses étaient (et demeurent) différentes.
Quand il a été décidé de réunir les X-Men originels dans la série X-Factor, Claremont s’est élevé contre l’idée de la résurrection de Jean Grey. Il a même proposé une alternative viable à son retour : utiliser sa sœur, qui avait déjà été introduite dans l’histoire et pouvait très bien être une mutante. De plus, son arrivée dans le groupe permettait de relancer des tensions nouvelles, plutôt que de reformer le couple Cyclops-Marvel Girl. Mais la décision était prise. Le phénix allait renaître de ses cendres. Du même coup, utiliser Madeline comme un frein au deuil n’avait plus aucun sens. Et c’est ainsi qu’on a révélé qu’elle était un clone.
Le style d’écriture de Chris Claremont, dans les comics, s’apparente à celui des soap operas télévisés. Il y a bien sûr une bonne dose d’aventures et de combats, mais ce qui compte avant tout, ce sont les personnages et leurs déboires. Peut-être parce qu’il a étudié les arts dramatiques, il insuffle à ses personnages toute une richesse intérieure inspirée de la Méthode. Là où Stan Lee créait des héros imparfaits dès l’origine pour les rendre plus humains (Charles Xavier en fauteuil roulant, Matt Murdock / Daredevil aveugle, Don Blake / Thor boiteux…), Claremont crée pour les siens des situations impossibles, insérant dès le départ des ressorts dramatiques durables. Wolverine est amoureux de Jean Grey qui n’est pas insensible à son charme animal, mais elle reste fidèle à Cyclops ; la tension dure ainsi jusqu’à sa/ses mort/s. Il en va de même pour l’antagonisme entre Xavier et Magneto, qui prend une ampleur plus épique quand Claremont révèle qu’ils étaient jadis meilleurs amis.
Le meilleur exemple de ces tensions à la Claremont est sans aucun doute Rogue. Son pouvoir est imparfait dès l’origine, dans la pure tradition Marvel : elle ne le contrôle pas et risque de voler les pouvoirs et les souvenirs de tous ceux qu’elle touche. Mais Claremont ajoute à cette imperfection « classique » un élément dramatique encore plus fort : dès sa première apparition, dans le feu de l’action, elle ne lâche pas Ms Marvel à temps et absorbe toute ses facultés. Elle la prive, non seulement de ses pouvoirs, mais aussi de ses souvenirs de manière permanente. La jeune fille d’à peine dix-huit ans se retrouve avec la personnalité d’une adulte qu’elle ne reconnaît pas. Mais ce n’est pas tout : Carol Danvers (Ms Marvel) est un personnage développé par Claremont et, comme telle, finit par graviter dans la sphère des X-Men, côtoyant régulièrement son agresseur. Inextricable.
En 1991, après un différend éditorial majeur, Chris Claremont quitte Marvel et les X-Men, alors qu’il vient tout juste de lancer une deuxième série sur ses héros fétiches. Série qui, incidemment, a battu tous les recors historiques de vente (dépassant les 8 millions d’exemplaires). Une fois encore, des pouvoirs supérieurs dans la hiérarchie de l’entreprise Marvel ont pris des décisions contraires à celles su scénariste. Les années 90 ont vu une explosion de l’importance donnée aux dessinateurs. Avec une certaine amertume, Claremont raconte comment le rédacteur en chef Bob Harras a préféré suivre la star montante Jim Lee, plutôt que d’écouter un vétéran comme lui. Le dessinateur voulait refaire de Magneto le méchant qu’il avait connu dans son enfance, niant de fait la lente évolution du personnage, que le scénariste voyait, à terme, remplacer le professeur Xavier. Autour de ce point crucial se sont greffés d’autres différends qui ont culminé avec le départ de Claremont après 16 ans de bons et loyaux services. Ironiquement, Jim Lee et ses comparses Rob Liefeld (New Mutants / X-Force) et Todd McFarlane (Spider-Man), les dessinateurs phares de Marvel, claqueront la porte à peine un an plus tard pour fonder Image Comics.
Quitter Marvel est l’occasion pour Chris Claremont de donner le jour à de nombreux autres projets, comme Aliens/Predator: The Deadliest of Species (1993) pour Dark Horse, Sovereign Seven (1995-1998) pour DC, ou des séries de romans de science-fiction comme les aventures de Nicole Shea et la trilogie Shadow War dans le monde de Willow avec George Lucas.
Il revient à Marvel et aux X-Men dans les années 2000. Pour tout dire, cette fois, son style n’est plus adapté. Il expliquera que ce qui rendait les mutants uniques, c’était leur rareté dans le monde. Mais, le succès éditorial aidant, ils sont maintenant partout et n’ont plus grand chose de différent des autres super-héros. Après dix ans d’absence, Claremont ne retrouve pas ses marques et les sagas qu’il lance ne parviennent pas à atteindre la qualité d’antan. Trop complexes, peut-être, trop ambitieuses, elles laissent au lecteur un goût amer et surtout l’impression de ne pas avoir atteint leur dénouement. Là encore, l’explication se trouve dans l’évolution du marché et de l’industrie des comics. Les bandes dessinées américaines se vendaient traditionnellement en kiosque, sous la forme de fascicules mensuels. L’apparition des recueils brochés vendus en librairie a changé la donne, et la structure même des histoires. Les épisodes s’entendent à présent comme des arcs de cinq fascicules, qui forment une histoire complète pour la vente en recueils. La narration est adaptée à ce format. Les histoires sont à la fois plus morcelées et plus diluées. Chris Claremont excellait dans la peinture de fresques sur une toile illimitée. Il ne se retrouve pas dans ce nouveau cadre.
En 2009, une série hors continuité, X-Men Forever, développe les idées qu’il n’avait pas eu le temps de concrétiser avant de quitter Marvel, du moins celles qui n’ont pas été reprises par d’autres. Là encore, le souffle n’y est plus et la série est annulée avant qu’il n’ait eu le temps de terminer son arc.
Aujourd’hui, Chris Claremont dit ne plus avoir l’intention d’écrire de nouvelles aventures des incroyables mutants. Peut-être que d’autres projets referont de lui l’influence majeure qu’il a été pour tant de créateurs.
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On ne lit pas le même auteur, un minimum de 20 pages par mois pendant 16 ans, sans subir une petite influence. Je pense que les X-Men de Chris Claremont sont inscrits, sinon dans mes gènes, au moins dans la manière dont je conçois l’écriture. Des intrigues qui se répondent, des éléments qui se développent en arrière plan sans qu’on n’y prenne garde, des protagonistes féminins traités comme les égales des hommes, des aspects indéniablement inspirés du soap opera, et un nombre de personnages peut-être un peu trop important pour tenir sur une page, ce sont des choses que je tiens de lui.
J’ai rencontré Chris Claremont lors d’une séance d’autographes à Toronto en août 1993. Nos échanges ont été brefs et courtois. Je lui ai dit en bredouillant quelque chose du style « Je suis content, cette semaine, je rencontre mes deux influences majeures: vous et Margaret Atwood » (qui lisait les premières pages de son dernier roman le lendemain). Il m’a répondu un truc du genre « Je suis moins sexy qu’elle », ce qui m’intrigue encore à ce jour. Il a écrit un prosaïque Best wishes sur le cahier que je lui ai présenté. Je ne suis pas un collectionneur d’autographes, mais que ces deux personnes croisent ma route en deux jours à Toronto, j’ai trouvé ça signifiant… de quoi ? Ca reste à voir !
Quand j’ai choisi un pseudonyme pour écrire Les heures joyeuses, je n’ai pas hésité longtemps. Prénom : Alexis pour le personnage de Joan Collins dans Dynasty (dont j’ai aussi l’autographe !); nom : Clairmont.
[/wc_box] [wc_box color= »inverse » text_align= »left »]ALLER PLUS LOIN:
- Ici
Les heures joyeuses, par Alexis Clairmont [section]
- Ailleurs en VO
Episode d’une série d’interviews par Stan Lee dans les années 90 (Comic Book Greats)
https://youtu.be/yDvBysEzbxk
Une conférence à l’université Columbia de New York:
Et une interview portrait très détaillée :
Chris Claremont on Evolving the X-Men(Graphic NYC, 2011), Part One
Chris Claremont on Evolving the X-Men(Graphic NYC, 2011), Part Two
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